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Identité de genre, handicap visuel et santé sexuelle : briser les silences en Tunisie

Dans les locaux d’une association tunisienne œuvrant pour la défense des droits humains, un adolescent vivant avec une déficience visuelle, est reçu avec ses tuteurs légaux. Ces derniers expriment une inquiétude : leur enfant adopterait, selon eux, des comportements « non conformes » aux normes de genre. L’un d’eux explique :

« Il adopte certains gestes et une manière de s’exprimer que nous percevons comme plutôt féminins. Cela peut s’expliquer par le fait qu’il évolue dans un environnement familial majoritairement féminin. Pour ma part, j’aimerais qu’il développe plus de confiance en lui. J’associe cela à des activités dynamiques comme le sport, qui me semblent importantes dans la construction de l’identité masculine.»

Ce témoignage, aussi sincère qu’emprunt de normes sociales rigides, soulève une problématique encore peu explorée en Tunisie : celle de l’expression de l’identité de genre et de la santé sexuelle chez les adolescent·e·s en situation de handicap visuel, dans un contexte culturel où les tabous restent puissants.

Une réalité invisible et peu médiatisée

La Tunisie compte environ 1,2 million de personnes atteintes d’une déficience visuelle, dont plus de 81 000 en situation de cécité totale, selon les données du Vision Atlas de l’IAPB (2020) (source). D’après l’Institut National de la Statistique (INS), les handicaps visuels représentent 13,3 % des handicaps recensés, et 37 % des personnes concernées sont des enfants ou des adolescent·e·s.

 

Cette population, bien que numériquement importante, reste largement exclue des discussions publiques sur la santé sexuelle, l’identité de genre ou les droits reproductifs.

Des droits reconnus, mais peu garantis

Sur le plan légal, la Tunisie a ratifié la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées (CRPD) en 2008. L’article 25 de cette convention affirme que :

« Les États parties reconnaissent que les personnes handicapées ont le droit de jouir du meilleur état de santé possible (…), y compris des services de santé sexuelle et génésique. »

Les services doivent être gratuits ou financièrement accessibles, de qualité égale à ceux de la population générale et sensibles aux différences de genre.

De plus, l’article 54 de la Constitution tunisienne de 2022 consacre le droit des personnes handicapées à l’inclusion et à l’égalité des chances.

Pourtant, sur le terrain, ces engagements peinent à se concrétiser. L’accès à une éducation sexuelle inclusive, à un accompagnement psychologique ou à des soins adaptés en santé reproductive reste fragmentaire, voire inexistant, pour les adolescent·e·s aveugles ou malvoyant·e·s.

Une étude de l’UNFPA (2020) sur les violences sexuelles et les besoins en santé sexuelle des jeunes en situation de handicap en Tunisie confirme cette réalité : les adolescent·e·s handicapé·e·s ont un accès extrêmement limité à l’information et aux services, ce qui les rend plus vulnérables à la violence et à l’exclusion sociale. (UNFPA, 2020)

Analyse clinique et psychosociale : une double invisibilité

Comme l’explique la psychologue Yosra Sakouhi, spécialisée dans la psychologie de l’enfant et de l’adolescent :

« Les jeunes vivant avec une déficience visuelle sont souvent confrontés à une double invisibilité : d’une part, leur handicap sensoriel limite leur accès aux représentations du corps, des émotions et de la sexualité ; d’autre part, les normes sociales et familiales strictes contraignent l’expression de leur identité de genre à des modèles hétéronormatifs et capacitistes. »

Ce constat met en lumière une tendance persistante dans nos sociétés : celle de médicaliser le handicap, en considérant qu’une difficulté liée à une fonction ou à un organe relève exclusivement de la personne. Or, c’est bien l’environnement – matériel, social, éducatif – qui génère la situation de handicap lorsqu’il ne répond pas aux besoins spécifiques d’un individu.

Ainsi, lorsqu’un·e adolescent·e n’a pas accès à l’information via des canaux adaptés à ses capacités sensorielles, cognitives ou émotionnelles, ce n’est pas sa déficience qui est en cause, mais l’inadéquation des dispositifs qui l’entourent. La situation de handicap naît donc d’un décalage entre les besoins singuliers et une organisation sociale uniformisée qui invisibilise ces besoins. Le véritable enjeu n’est dès lors pas de « réparer » les corps, mais bien de transformer l’environnement pour le rendre réellement inclusif.

Cette perspective nous amène à interroger les obstacles spécifiques rencontrés par les adolescent·e·s en situation de handicap visuel. Ceux-ci relèvent moins de limitations intrinsèques que d’une accumulation de facteurs environnementaux : absence de supports éducatifs adaptés (braille, formats audio, ateliers sensoriels), déficit d’information accessible et fiable, et maintien de croyances stigmatisantes autour du handicap et de la sexualité. Ces conditions contribuent fortement à leur marginalisation affective et sociale.

En lien avec cela, le handicap visuel complexifie la construction de l’image corporelle. L’absence de repères visuels directs rend l’appropriation du schéma corporel plus difficile, et cette difficulté est encore renforcée lorsque l’environnement familial ne soutient pas cette exploration sensorielle, ou l’accompagne de discours culpabilisants ou empreints de pitié. Dans une société où la sexualité demeure largement taboue – comme c’est encore le cas en Tunisie –, ces jeunes doivent franchir une triple barrière : leur propre perception du corps, le regard de leur famille, et les normes sociales restrictives qui les entourent.

Ces obstacles cumulatifs ont des effets psychologiques profonds. Sur le plan psychosocial, les adolescent·e·s en situation de handicap visuel peuvent développer une faible estime de soi, une peur persistante du rejet, des difficultés à verbaliser leurs désirs ou leurs orientations, et un sentiment d’isolement. Ce mal-être est souvent aggravé par l’absence d’espaces de dialogue sécurisés, où la parole pourrait circuler librement, et par la rareté de figures positives et inspirantes auxquelles ils·elles pourraient s’identifier.

Dans ce contexte, il devient impératif de proposer des réponses adaptées, à commencer par des programmes d’éducation sexuelle réellement accessibles. Ceux-ci doivent être co-construits avec les jeunes concerné·e·s, afin de répondre au plus près de leurs besoins. L’intégration d’outils multisensoriels, la valorisation de la diversité corporelle et identitaire, ainsi qu’une formation approfondie des professionnel·le·s à une approche inclusive et non capacitiste sont autant de leviers pour rompre avec les logiques d’exclusion.

Un autre levier fondamental réside dans l’accompagnement familial. La famille peut être un espace de protection et d’émancipation si elle encourage l’autonomie, reconnaît la sexualité comme une dimension normale du développement, et privilégie une communication bienveillante. À l’inverse, lorsque dominent la honte, la surprotection ou le déni des besoins affectifs et sexuels, les adolescent·e·s risquent d’intérioriser l’idée qu’ils·elles ne sont pas dignes d’aimer ni d’être aimé·e·s, freinant ainsi leur développement personnel et relationnel.

Ces dynamiques sont renforcées par les stigmatisations sociales encore très présentes. La perception des personnes handicapées comme « asexuées », « éternellement dépendantes » ou « non désirables » constitue une violence symbolique qui fragilise la santé mentale. Ce regard social négatif peut générer des troubles anxieux, un repli sur soi, voire des états dépressifs, tout en affaiblissant les capacités de construction de liens sociaux durables et sains.

Malheureusement, le contexte tunisien demeure largement déficient dans la prise en charge globale de ces réalités. Les services de santé mentale et sexuelle adaptés aux adolescent·e·s vivant avec un handicap visuel sont rares, et les structures existantes peinent à prendre en compte la complexité des besoins éducatifs, émotionnels et sensoriels. De plus, les professionnel·le·s manquent souvent de formation interdisciplinaire et d’outils adaptés pour intervenir dans une perspective inclusive.

Face à ce constat, une transformation systémique s’impose. Pour construire une société équitable, il est nécessaire de renforcer l’autonomie, la participation et la reconnaissance des adolescent·e·s vivant avec une déficience visuelle. Cela implique la reconnaissance explicite de leurs droits sexuels et reproductifs comme des droits humains fondamentaux, la création d’espaces de parole accessibles et sécurisés, ainsi que la sensibilisation des familles et des communautés aux réalités plurielles du handicap.

Cette transformation passe également par un changement profond des pratiques professionnelles. Former les acteur·rice·s de la santé, de l’éducation et du social à la diversité des parcours et des identités permettrait de mieux accompagner les jeunes dans leur développement global. Par ailleurs, la co-construction des politiques publiques avec les personnes concernées garantit une meilleure adéquation des dispositifs aux réalités du terrain, tout en renforçant la légitimité des adolescent·e·s à exprimer leurs besoins et à faire valoir leurs droits.

Enfin, cette mutation sociale ne saurait être durable sans une évolution culturelle. Il est crucial de lancer des campagnes nationales de sensibilisation, capables de déconstruire les stéréotypes persistants et de rendre visibles des vécus longtemps ignorés. Il s’agit ici de réaffirmer une vérité fondamentale : chaque adolescent·e a le droit d’exister pleinement, dans la reconnaissance de son corps, de ses émotions, de ses désirs et de ses droits.

En somme, inclure véritablement, c’est sortir d’une logique d’assistance ou de réparation, pour entrer dans une dynamique collective d’égalité, de dignité et de cohabitation respectueuse des singularités. Les associations, les institutions, les familles et les jeunes eux-mêmes doivent être partenaires de ce changement, porteurs d’un nouveau modèle social fondé sur la justice, l’écoute et la reconnaissance mutuelle.

L’inclusion ne se décrète pas, elle se construit

Penser l’inclusion, ce n’est pas simplement intégrer des adolescent·e·s marginalisé·e·s dans un système préexistant : c’est repenser collectivement ce système, afin qu’il accueille toutes les singularités et reconnaisse chaque personne dans sa dignité, sans distinction. La santé sexuelle, l’expression de l’identité de genre, l’accès à l’information et à l’autonomie ne peuvent rester l’apanage des adolescent·e·s sans handicap. Ces droits doivent être garantis pour toutes et tous : il s’agit d’une exigence juridique, éthique et sociale.

Construire une société réellement inclusive implique une transformation profonde de nos institutions, de nos discours et de nos pratiques. Cela suppose de rendre visibles les vécus encore trop souvent ignorés, de déconstruire les stéréotypes capacitistes, et de créer des espaces accessibles, sécurisants et respectueux. Ce n’est qu’à ce prix que nous pourrons bâtir un avenir dans lequel chaque adolescent·e, quelle que soit sa condition sensorielle, cognitive ou sociale, pourra grandir, aimer et exister pleinement – sur un pied d’égalité.

Ghattassi Lina

Bennsir Jaweher